En Nouvelle-Zélande avec Peter Jackson (12 novembre 2005)
King Kong, créature à la peau dure, a inspiré les cinéastes, nourri culte et légendes... Entre exotisme et fantastique, le primate reprend du poil de la bête grâce à Peter Jackson.
La scène se passe au printemps 2004 dans un appartement new-yorkais. Quelques jours plus tôt, Peter Jackson, 42 ans, a triomphé aux Oscars, remportant onze statuettes - autant que Ben-Hur et Titanic - pour le dernier volet du Seigneur des anneaux. Mais, ce soir-là, le cinéaste néo-zélandais est, de son propre aveu, « encore plus ému et excité » qu'il ne l'était pendant la cérémonie. Il a rendez-vous pour dîner avec une vieille dame, l'actrice principale du film qui lui a fait découvrir le cinéma quand il était enfant, événement qui a décidé de sa vocation : Fay Wray, la « fiancée » de King Kong, la jolie blonde que, soixante et onze ans plus tôt, un singe géant effeuillait délicatement dans sa paume...
Peter Jackson s'apprête alors à tourner « son » King Kong, résolument fidèle à l'original, et il tient absolument à ce que Fay Wray participe à l'aventure. « Je me suis lancé : est-ce que vous accepteriez un petit rôle, une apparition, une ligne de dialogue ? Vous n'auriez pas besoin de vous déplacer, on filmerait chez vous, devant un fond bleu, et on incrusterait ensuite la scène dans les décors... Du haut de ses 96 ans, elle m'a regardé intensément et, d'une voix très ferme, elle a répondu : "Non, Peter, il n'en est absolument pas question." » Naomi Watts, l'actrice blonde de Mulholland Drive, de David Lynch, assiste à la scène. C'est elle qui va reprendre le rôle d'Ann Darrow, la Belle kidnappée par la Bête. « Naomi a beaucoup appris au cours du dîner, poursuit Peter Jackson. Pas tant sur le King Kong original. Mais notre film se situe aussi en 1933, et Fay lui a raconté ce que c'était d'être actrice à cette époque : cette année-là, elle avait enchaîné douze films ; elle faisait elle-même son maquillage, et choisissait elle-même ses costumes. Un autre monde ! » Plus tard, le cinéaste renouvelle sa proposition : « Fay m'a pris le bras : "Vous savez, Peter, il ne faut jamais dire jamais." J'ai repris espoir... mais elle est morte quelques semaines plus tard. C'était la dernière survivante du premier tournage... »
Octobre 2005. Dans ses cosy studios de Wellington, Nouvelle-Zélande - meubles rustiques et épais tapis font autant manoir anglais que... maison de hobbit -, Peter Jackson se presse de terminer son film. On est à quelques semaines d'une sortie mondiale événementielle (en France, le 14 décembre), les médias s'affolent, et Hollywood compte sur ce « blockbuster d'auteur » pour sauver un box-office 2005 cauchemardesque. Des armées d'animateurs peaufinent encore les effets spéciaux sur des batteries d'ordinateurs. Kong est désormais 100 % images de synthèse. Mais, pour rendre la créature crédible, Peter Jackson a choisi d'améliorer la technique utilisée pour le personnage de Gollum dans Le Seigneur des anneaux. C'est le même comédien, Andy Serkis, qui a « joué » Kong, ses expressions étant saisies par des capteurs ultrasensibles, et intégrées aux programmes informatiques. Est-on si loin de l'artisanat des années 30 ?
Comme l'a dit Ray Harryhausen, maître ès effets spéciaux et disciple de Willis O'Brien, l'homme qui a conçu le premier Kong : « A l'époque de King Kong, la RKO [qui produisait le film, NDLR] ressemblait à un laboratoire d'alchimistes cherchant à créer le parfait "homunculus", c'est-à-dire l'homme artificiel. Cet homunculus, c'était Kong, à qui le tournage image par image donnait vie. » Si le film (qui ressort en DVD aux éditions Montparnasse) a gardé sa magie, c'est sans doute, paradoxalement, grâce à cet aspect artisanal, presque bricolé, des effets spéciaux d'alors. Les mouvements du singe et des créatures fantastiques qu'il combat - un bestiaire préhistorique tout droit tiré du Monde perdu, de Conan Doyle - sont parfois saccadés, mais cet aspect mécanique finit par prendre une étrange dimension poétique. Les trucages photographiques (surimpressions, juxtapositions d'images) sont, eux, incroyablement précis et inventifs, à l'image de certains décors peints sur verre, influencés par l'esthétique fourmillante de Gustave Doré.
Mais ce que suggère avant tout le premier King Kong, c'est que le cinéma - au sein d'un monde de plus en plus balisé - est l'ultime « terra incognita », le dernier terrain d'aventures. A la fois pour ses créateurs et pour ses spectateurs. Les deux signataires du film, Merian C. Cooper (1893-1973) et Ernest B. Schoedsack (1893-1979), ont longtemps été eux-mêmes de vrais aventuriers. Les deux hommes se sont rencontrés à Vienne, en Autriche, au lendemain de la Première Guerre mondiale : aviateurs, ils ont tous deux combattu auprès des Polonais contre le danger bolchevique. Ils se retrouvent ensuite à bord du yacht d'un ami explorateur. Schoedsack, qui a une formation de cameraman, se voit en ethnocinéaste à la Flaherty, l'auteur de Nanouk l'Esquimau. Le duo filme une tribu de Pygmées, puis des cérémonies célébrant l'accession au trône du ras Tafari, le futur négus. La pellicule ne survit pas à l'explosion accidentelle du yacht, mais le pli est pris.
En 1924, les deux cinéastes tournent dans le désert irakien leur premier long métrage : un docu-fiction, Grass, sur la transhumance d'une tribu, les Bakhtiaris. Plus tard, ce sera Chang, en Thaïlande, où tous les moyens sont bons - même les plus périlleux - pour filmer des animaux sauvages. Avant d'être l'histoire d'un singe géant amoureux d'une ingénue, King Kong raconte l'obsession d'un cinéaste, un certain Carl Denham, en quête d'une île mystérieuse aux créatures inconnues. Et celui-ci, prêt à filmer en douce rites sacrificiels ou bébêtes enragées, est un fidèle portrait de Merian Cooper ; Schoedsack aurait plutôt inspiré le personnage secondaire de Driscoll, aventurier beau gosse pour qui craquera in fine (en lieu et place du grand singe) la blonde Ann Darrow.
« Les années 30 sont une période charnière, explique Peter Jackson, c'est la dernière période où l'on peut encore croire aux îles mystérieuses, aux contrées inexplorées. A l'époque, certains cinéastes ont gardé l'esprit des pionniers, des forains, dont la vocation était de rapporter des images extraordinaires ou exotiques. » Dans la version 2005, c'est Jack Black - jusque-là vedette de comédies, comme L'Amour extra-large, des frères Farrelly - qui sera Carl Denham. « Pour l'aiguiller, je lui ai donné deux pistes : Franck Buck, explorateur et cinéaste animalier, qui montait de véritables shows, quelque part entre Barnum et le National Geographic ; et le jeune Orson Welles, celui du Mercury Theatre, ou de l'adaptation radio de La Guerre des mondes, qui avait choqué l'Amérique... »
Pour évoquer le plaisir que lui procure encore le premier King Kong, Peter Jackson utilise le substantif anglais « escapism » : il vante le « pouvoir d'évasion » du film. D'une certaine façon, le King Kong original était, pour ses auteurs, à la fois un exercice de nostalgie - regard attendri sur leurs propres aventures - et une réflexion inconsciente sur la toute-puissance du cinéma : l'aventure est désormais dans l'illusion de l'aventure... Cooper et Schoedsack, animant patiemment singes, stégosaures, ptérodactyles, en ont d'ailleurs rajouté dans le spectaculaire. Auteur de King Kong : The history of a movie icon, from Fay Wray to Peter Jackson (à paraître dans quelques jours), Ray Morton détaille les scènes que Cooper a tournées puis finalement ôtées de son film, craignant que le public les juge trop effrayantes : « A la poursuite de Kong, les hommes de Denham tombaient dans un gouffre où plusieurs créatures les dévoraient vivants ; plus tard, Kong combattait trois tricératops, et Fay Wray était menacée par un serpent géant... » Scènes à jamais disparues, au grand regret des fans et des historiens du cinéma. Au vu d'une demi-heure du nouveau King Kong en cours de finition, Peter Jackson paraît en avoir retrouvé l'esprit : ainsi cette poursuite spectaculaire où des dinosaures poursuivent des hommes terrifiés - certains d'entre eux finiront implacablement piétinés. A l'heure du politiquement correct, le film retrouvera-t-il la brutalité du premier King Kong ? Le soin porté à la reconstitution semble un de ses atouts : l'action se situe pendant la Grande Dépression, et c'est - comme dans l'original - le chômage et la faim qui poussent Ann Darrow à accepter l'offre de l'étrange et dangereuse expédition. Nul doute que l'époque rentrera curieusement en résonance avec la nôtre...
Les fans de King Kong se sont toujours partagés en deux camps : ceux qui raffolent des aventures fantastiques exotiques ; et ceux qui privilégient l'histoire d'amour, ou la symbolique sexuelle : une version terrifiante de La Belle et la Bête, ou plus exactement une vision du mâle dominant, perché au sommet d'un building phallique, vaincu par une société castratrice. King Kong serait alors un film surréaliste, et un conte d'« amour fou ». Dans un numéro spécial de la légendaire revue Midi-Minuit Fantastique (octobre-novembre 1962) consacré au primate, Jean Ferry explique : « Les professeurs de paléontologie américains ont peut-être dessiné pour Hollywood les maquettes des monstres préhistoriques, leur père spirituel ne s'en appelle pas moins Max Ernst. » Cette piste n'intéresse que modérément Peter Jackson, qui croit à une forme de réalisme. « L'histoire est propice à de nombreuses interprétations : sexuelles, raciales, etc. Tous ces éléments sont présents dans notre version, mais aucun n'est mis en avant. Moi, je vois Kong comme le dernier de sa race ; il vit dans un endroit d'une sauvagerie inouïe, depuis des années, il se bat chaque jour pour rester en vie ; Ann Darrow est la première créature avec laquelle il a un contact autre qu'hostile. Mais Kong reste une bête sauvage. Je ne voulais surtout pas l'humaniser, en faire un personnage à la Disney. »
Une abondante littérature est née de King Kong, de ses innombrables suites ou dérivés (du Fils de Kong à Mon ami Joe), y compris de son médiocre remake (réalisé en 1976 par John Guillermin, avec Jessica Lange en très ravissante idiote). On jauge, on compare, on propage la légende - on a longtemps raconté que le premier Kong était un acteur vêtu d'une peau de bête, ou que Willis O'Brien avait conçu un robot haut de 6 mètres... Efficacité du récit, goût du sensationnalisme, attirance pour les grands singes - nos cousins et nos doubles -, les raisons de l'engouement ne manquent pas. Sur le Net, on tape les deux mots, et les sites défilent, à commencer par kongisking.net, où l'équipe du nouveau King Kong a rendu compte du tournage, quasiment jour par jour. « L'unique raison pour laquelle je me suis lancé dans cette aventure est que je suis fan, ajoute Peter Jackson, et que les jeunes générations, qui ne veulent plus voir de films en noir et blanc, ne connaissent pas King Kong. » La passion du cinéaste ne date pas d'hier. Dans sa maison de Wellington, il a installé quelques éléments originaux du film de 1933, acquis à prix d'or. Notamment les maquettes originales du stégosaure, du brontosaure et du ptérodactyle qu'affrontaient Kong. Elles voisinent avec un Empire State Building en carton, et un Kong en fil de fer, caoutchouc et fourrure de renard, « en voie de décomposition », deux reliques qu'un cinéaste en herbe, âgé de 12 ans, avait patiemment assemblées. Une trentaine d'années plus tard, le rêve de gosse promet de ne pas manquer d'allure.